• Exposition de Annie Stern : de la forêt des morts à celle des songes

     


    La source de la peinture d’Annie Stern s’arrime à l’expérience d’une quête intime et la reprise en main de l’identité. Cette trajectoire se double de la transcendance de l’humain contre l’oubli et contre l’inhumain. Il trouve ses racines au sein d’un traumatisme familial et part d’un lieu qui dans la peinture de l’artiste est celui d’une forêt aussi réelle que mythique. La première est celle de Brody ville de naissance de la famille de l’artiste. Ville de mort aussi. Ses parents auront le temps de s’en échapper, de traverser l’Europe pour rejoindre la France.
    Avant de commencer à peindre, elle a dû repartir de là. En un retour d’abord géographique, photographique puis scriptural profond et mémoriel afin de casser le silence familial. Mais la peinture a réussi à sortir du symbolique catastrophique où elle s’ancre. L’œuvre en effet échappe à ce que l’artiste croyait « uniquement » montrer ou dire. Par les corps des innocents qui émergent ornés d’or de la forêt des massacres, Annie Stern fait mieux que ressusciter les morts. Sortant des arbres symboliques témoins des massacres, les formes et les couleurs s’emparent de l’inconscient de l’artiste et l’emporte au-delà. Elle se laisse à son insu séduire par une chevauchée plastique au milieu de ce qui devient une forêt de songes.
    Faisant involontairement sienne la formule « rien ne sait qui ne va hors»  la peinture va plus loin que sa créatrice. Sa prise de risque initiale se déplace en une aventure esthétique dont le gain « couvre » ou plutôt enrichit l’objectif initial de l’artiste. Cherchant à revenir sur les pas des ancêtres elle est poussée vers l’avant dans un voyage vers l’inconnu de formes et de couleurs. Peu à peu elles ne sont plus « plantées » comme les arbres premiers hantées de fantômes mais s’envolent. La  peinture n’est plus seulement trempée des larmes des morts elle mute, emportée moins par le vent des plaines de l’Ukraine engraissée du sang des victimes que par la force aérienne de la création.
    La narration se transforme en chant de couleurs et de formes dans de grands tableaux qui deviennent les fragments de l’œuvre. Ils perdent leur fonction de témoignage. Êtres et paysages sont à la fois soudés et élancés dans une figuration faite d’évocations venant à bout de l’opacité de l’Histoire, du monde et de l’être. Dès lors la peinture - presque contre son gré d’origine - se bouleverse autant qu’elle trouble. Surgit un empilement de sens : si la terreur marque les esprits dans certaines œuvres, au-delà et dans d’autres une sphère aérienne, l’œuvre sort du pathos engendré par les monstres et selon des constructions qui échappent au symbolique. Ce créent une légende dorée, un voyage non de retour mais de découverte.
    Avec Annie Stern la  peinture ne tombe pas du ciel, elle y monte, reçoit sa lumière où les formes s’ébrouent. A l’espace clos et sombre de la forêt des morts et de l’enfer se substitue un territoire certes grouillant mais où une force ailée terrasse les puissances terrestres. Le voyage n’est plus horizontal mais vertical. Il emporte vers une illimitation du regard et fait la nique à la myopie des maîtres de mort. La créatrice « libère » ainsi son propos initial au nom d’une liberté acquise. Une subversion a lieu par delà tout effet de métaphore. L’artiste montre ce qu’elle ne voit pas, découvre ce qu’elle ignore en passant de l’autopsie à une transparence. Elle permet d’envisager ou de dévisager le secret dont elle n’aura jamais la clé. Néanmoins un imaginaire de la mort permet de passer à celui de la vie.
    La peinture de la créatrice avec ses possibilités de reliefs, de boursouflures des matériaux trouve  une manière de se libérer de l’objet avec lequel elle faisait corps et de s’en émanciper. De cette figuration particulière surgit une intimité subjective. Le geste n’est plus la cicatrice du peintre. Il gagne peu à peu en autorité et puissance. Les zébrures violentes et magistrales sont biffées, les cadavres renaissent dans le corps de la peinture. Il les propulse dans un merveilleux d’abord tragique mais qui devient fabuleux. Des possibles affleurent sur la toile ou le papier. Un rayonnement perdure et efface les pensées de néant en éliminant les derniers indices externes à la plasticité.
    Annie Stern efface peu à peu la contextualisation par essence superficielle. Il faut donc se laisser happer par une contemplation d’œuvres aux couleurs tranchées mais parfois nocturnes, syncopées ou stratifiées de manière étrange. A travers elle s’ouvre une vérité ou une apparition toujours à venir. De la matière et de ses épaisseurs surgissent des brûlures incises et affichées par la  force vibratoire de grands aplats de couleurs. Cela crée un fragile équilibre - ou un déséquilibre.  Tout semble se construire - loin d’une fabulation artificielle - avec une conscience vigilante, une ferme attention mais aussi volonté et urgence. Un langage est d’emblée reconnaissable. Preuve qu’Annie Stern s’inscrit parmi les peintres viscéraux qui obéissent uniquement à une « commande » intérieure. Celle peut-être d’une attente sans attente et de la fusion sensorielle avec celle ou celui qui reçoit ses œuvres. En chacune d’elle quelque chose de nocturne est présent. Toutefois une apparition diurne suit son cours. Preuve que le secret que l’artiste offre  demeure une indiscrétion à l’égard de l’indicible.

     

    Jean-Paul Gavard-Perret
    Critique d'art

     

    Arbres totems »

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